Anonymes
La caissière, 23 mai 2020
A l’abri (?) derrière une vitre
En plexiglas (faux verre)
La caissière enregistre mes achats
Du vin, du vin, du vin
Trois fois
C’est le même
Du humus, du chocolat, des biscuits
Des genres de première nécessité
La caissière porte une blouse rouge, rouge
Elle travaille pour une grande chaîne alimentaire du pays
Elle a travaillé tous les jours depuis covid-19
A sa caisse, comme à une vigie
Elle regarde défiler les clients avec leur charriot
A deux mètres de distance svp
Son regard, justement
Il vient des profondeurs
Des temps, de la terre
Lilith, la première femme, était promise à Adam
Surgie de la même argile et non d’une côte de l’homme
Elle s’échappa
Démon désobéissant
Dieu fut contraint alors de créer Eve
Avec tout ce qui s’en suivi (serpent, pomme, malédiction, chute)
Lilith ne revint plus jamais
Libre, insoumise
Je vois Lilith dans les yeux de la caissière
Je vois Eve aussi
La procession des clients avance lentement
Au rythme de la caissière
Elle passe les marchandises sur le lecteur optique
Ses mouvements sont précis, réguliers, réflexes
Désincarnés presque
Aliénés?
La séquence fordienne des gestes se déploie à la chaîne
La main droite passe le produit à la gauche
La gauche le lance au fonds du comptoir
Nouvelle danse des « Petits pains » (Charlot)
Je paie avec une carte (débit direct, tout de suite)
C’est mieux, c’est plus sûr, c’est sanitaire
« Vous voulez le ticket? »
Vient ponctuer la fin de l’opération
Elle sourit oui et non, Joconde prolétaire
Quand elle répète à l’envi « bonne journée »
Transformée en automate poli
Encadrée dans sa vitrine obscène
Contrainte de s’exposer
Comme les femmes de joie
Comme une starlette de la télé
La caissière prie pour nous
Amen
Et demain
Elle passera aussi à la caisse
Réclamant son dû
Davantage qu’une prime de 500 francs
Davantage qu’un applaudissement
Mais un salaire de ministre, de PDG, de nabab
Enfin
Anonymes
Le livreur, 22 mai 2020
C’est une voix
Une voix qui se fait entendre
Depuis l’interphone
A cause de covid-19
Le livreur ne se montre pas
Ne monte pas l’escalier jusqu’au 3e étage
Pas question de me remettre en mains propres (ce n’est pas un jeu de mots)
Le colis
Je manquais de pièces pour réparer mon vélo
Je répète en mon for intérieur, histoire de déculpabiliser
On l’a assez dit: livreur, métier à risque
Des salaires riquiqui
Stress stressant à tout va
En plus, depuis deux mois, un virus virulent
Le livreur annonce sa venue
De loin
Distant
Le livreur pose le paquet sur le palier
Furtif, discret, prudent
Puis, il s’enfuit presque
Comme si quelqu’un le poursuivait
L’espionnait
Le traquait
Par moments
Le livreur peut être paranoïaque
S’imaginer un ennemi
Croire à une cabale
Céder au fantasme de la terreur
Le livreur a le temps compté
Humain plus humain que le reste des humains
Mort vivant
Au volant
Voilà pourquoi il a cet air résigné du condamné
Quoi qu’il fasse
Bouc émissaire
À l’image de tant d’autres
Chauves-souris ou pangolin
A tort et à travers
Dans l’histoire des siècles et des siècles, amen
Alors, le livreur fonce
Il trace dans sa camionnette jaune, brune, blanche
Le téléphone vissé à l’oreille
Esclave en temps réel de commandes prioritaires, urgentes, sans délai
Après la livraison de mon carton
Je le guette par la fenêtre
En cachette
Je retiens mon souffle
J’avale la salive
Je me mord les doigts
Il est trapu
En baskets nikeadidasreebook
Une casquette
Le livreur se catapulte au volant
Fangio du commun
(Mais oui, pilote légendaire du XXe siècle, icône argentine des circuits)
Il met les gaz
Braque (coup sec pour changer de direction)
Les pneus sifflent, grincent, plient sous les muscles à moteur de l’homme pressé
La camionnette sursaute sur la ligne d’horizon
Tirée au cordeau sous le soleil paresseux de mai
La musique de fin envahit l’écran
Le quatre quatre métallisé
Déchire le brouillard d’un matin printanier
Un peu humide pour la saison
Note la star de la météo après le TJ du soir
Mais le livreur s’en fiche, à raison
Il s’échappe forever
Céleste, égal des clochards éternels de Jack Kerouac
Poète beat, beat generation
Ce qui donne du rythme et de l’allure à la livraison
De quelques chambres à air et d’une cartouche d’encre
Pour mon imprimante fanée
Anonymes
Chauffeur de bus, 21 mai 2020
A quoi pense un chauffeur de bus dans un bus vide?
Celui que j’aperçois furtivement
Porte des lunettes de soleil
Mâche un chewing gum (quelle invention!)
Fixe l’infini dans le pare-brise
Agrippé au volant trop rond
Il s’accroche à l’horaire
Qu’il faut respecter coûte que coûte
Pour sa santé
Impossible désormais
De monter à l’avant
De lui acheter un ticket
De l’insulter
Un ruban rouge et blanc
Genre scène de crime
Le sépare des passagers
Isolé
Seul au milieu de l’espace sidéral sidérant (?)
Il manoeuvre l’engin vert et blanc
Trop heureux
De cette joie enfantine
D’être le maître du monde
Au bord du Titanic avant de sombrer
Avant la catastrophe
Saisi par la conscience lucide, définitive, exaltante
De la fin
Bon
Le chauffeur de bus
Lui, il conduit
Il se fiche de dieu et de l’inanité angoissante de l’univers
Tout au plus, en temps de covid-19, il regrette l’arrêt du championnat de hockey
J’exagère
Mais oui
Le chauffeur de bus
Laissé à lui-même traverse le désert de sa solitude
Le regard clair
La trajectoire droite
D’une station à l’autre
Où des rares voyageurs masqués
Bravent l’angoisse virale
Qui plane sur leurs vies mutilées
Je ne sais pourquoi
Il me vient à l’esprit
Un film
Un bus piégé ne peut plus s’arrêter au risque d’exploser
Le véhicule bombé et pataud
Exécute sa ronde obéissant
Le chauffeur ressemble à Robert de Niro dans Taxi Driver
A qui parle-t-il?
Dans son cockpit
Il avale kilomètres, goudron et café latte
Condamné à rouler parce qu’il le faut
Nomade urbain
Poète à moteur
Pilote fou comme le Lièvre de mars
Aux Pays des merveilles
Alice, Alice
Crie-t-il peut-être seul dans son bus interstellaires
Poursuivi par une meute de lapins blancs
A l’arrêt, je lui fais signe
Mais il m’ignore et court à sa perte
Jusqu’au terminus
Anonymes
Libraire, 20 mai 2020
Lové à son fauteuil
Le libraire s’abrite sous une tour de livres
Derrière une muraille d’ouvrages
Covid-19 fait toujours peur
Malgré l’optimisme mesuré des autorités
Le masque azur coupe en deux son visage
Figure défigurée
Il respire par bouffées humides
Le tissu se rétracte, se décontracte
Enfle et se dégonfle
Pneumatique
On dirait un soldat dans sa tranchée
14-18 il est poilu
oui, oui, il a une barbe, malgré le masque
Il est désarmé pourtant
Petit soldat des arts et des lettres
Qui veut juste être libraire
Il tape sur son clavier, il tape le clavier
Cherche un éditeur
Vérifie une disponibilité
Il me voit
Il hésite
Il m’invite, c’est chic, à me désinfecter les mains
Je m’hydro-alcoolise
Une vague euphorie s’empare de mes doigts
Maintenant, il ressemble à un copiste moyenâgeux
Il se faufile dans un coin caché de la librairie
Je l’entend parler à haute voix
Tout seul
Il dit: « je suis sûr, je les ai vu ce matin »
Il revient en branlant la tête
Le masque prend de l’air
Comme une voile
Il est désolé
Mais s’obstine
L’amour du métier, du client roi
Plongé sous un rayon
Il fouille les entrailles de la boutique
Des volutes de poussière flottent dans l’air
Traversent la vitrine
« Ah, s’exclame-t-il, les voilà »
Le chercheur d’or
Agite triomphant
Le paquet de livres ficelés à mon nom
Il actionne une caisse enregistreuse d’un autre siècle
Le XXe
Je paie avec des billets, des vrais billets de banque
Il les saisit délicatement
Avant de les enfourner dans le tiroir caisse
Le libraire me remercie, me remercie
C’est le premier jour de travail après deux mois de fermeture
Il est un peu débordé
Il se frotte les mains
Il transpire
Il s’installe à nouveau à son poste
Heureux de retourner à ses fichiers
Qu’il compulse en quête d’un titre
Le libraire me salue encore
Alors que sur le pas de la porte
Je perd l’équilibre
Anonymes
Eboueur, 19 mai 2020
Une silhouette orange, très orange
Vue de loin
Depuis ma fenêtre
C’est l’uniforme de l’éboueur
Celui qui ramasse nos déchets
Contre vents et marées
Virus ou pas
Rien ne l’arrête bon gré mal gré
Il saute de la plateforme du camion-poubelle
Il est tôt, même pas 7 heure et demie
Le soleil roule sur un toit, tombe sur l’horizon
Les Alpes ou quelque chose comme ça
L’homme, sans visage, il porte un masque (covid-19 oblige)
Je le vois à peine
Il est minuscule
Je devine ses muscles en faisceau
L’éboueur saute de la plateforme du camion-poubelle
Un mouvement souple, harmonieux, élégant
Il atterrit et déjà il saisit le container vert à roulettes
Dans un plan séquence quasi au ralenti, muet
L’homme orange tire le container vers la bouche famélique du camion poubelle
La gueule grande ouverte, la bête mécanique avale
Emballages, os de poulets, marc de café
Une nuée de moucherons explose en mille frou-frou de dépit
Ça dure quelques secondes, c’est rapide, efficace, parfait
L’économie de la répétition
Les gestes d’un acrobate, millimétrés et spontanés
Le container retombe sur le goudron
Boum! Un boum primal
Tout le quartier tremble encore
L’éboueur serre l’obus vert dans ses gants énormes
Des tenailles attrape tout
Il improvise un pas de deux plastique
Un instant
L’homme et le container virevoltent
On peut se figurer des accords afrobeat
Pour les accompagner
Le container retrouve sa place
Juste là
Là
Il est vidé, drainé, épuisé
L’homme, l’éboueur
Après son exploit
Poursuit le camion-poubelle qui démarre déjà
D’un bond magnifique, il gagne la plateforme
Avant de s’échapper
Il salue la rue éberluée
Anonymes
Femme de ménage, 18 mai 2020
Une présence, une épiphanie
Une femme de ménage
Elle déambule masquée
Habillée d’azur
Dans les allées du musée des beaux-arts
Ouvert, après deux mois de lock-out
(ça sonne bien, plus fermé que fermé)
Elle est black (on dit comme ça)
Ce qui prouve que les petits boulots, c’est pour les immigré(e)s
Ou peut-être, elle est née ici, Vaud, Suisse
Ce qui prouverait que les petits boulots, c’est pour qui enfin?
Black, au noir
Certainement pas elle
Le musée est une institution public
Le musée est exemplaire
Combien gagne-t-elle?
C’est une présence discrète, anonyme, effacée
Justement
Sa mission
Elle efface les traces des visiteurs du musée
Elle passe méthodiquement un linge alcoolisé, hydro-alcoolisé
Sur les poignées, main-courante, rambardes
À risque de covid-19, toujours lui lui
La femme de ménage, cette femme
Précisément, sans nom
apparaît soudain dans l’angle mort d’une coursive
Elle s’éclipse derrière une porte dont la serrure fait « clum »
Elle surgit au bout d’un escalier carré
Elle s’évanouit au creux d’un puits (sans fonds, eh)
C’est une magicienne, illusionniste
Elle se téléporte à défaut de télétravail
Elle nous sauve
Elle nous protège
À coup de torchon et de savon
A un moment
Je crois qu’elle danse
Sa main gantée bat une cadence virale
Ses hanches orchestrent le mouvement
Elle laisse dans son sillage un parfum de citron, mélisse, Javel
Ça me rappelle le bidet d’une tante oubliée
Je fabule
La femme de ménage
Elle s’évapore dans une course-poursuite
Elle accélère, elle court, elle frotte
Frénésie, poésie
Elle traque corona, vas-y!
Champ, contre-champ
Elle glisse, dribble, saute
Egale de Keaton (Buster)
Slapstick céleste noir et blanc
Covid-19 s’essouffle, peine, tousse
Il fuit le linge killer
Sans pitié, notre Jackie Brown (film)
Ne lâche rien
Piste la peste
Elle en fait une bouchée
Héroïque héroïne à bas salaire
Puis, elle recommence sa tournée